- LOISIRS (SOCIOLOGIE DES)
- LOISIRS (SOCIOLOGIE DES)La crise de l’énergie, le ralentissement de la croissance économique et l’augmentation du chômage ont fait passer au second plan les problèmes du loisir dans les sociétés industrielles avancées. Pourtant, ceux-ci ont une importance, manifeste ou cachée. Leurs enjeux s’étendent aujourd’hui à l’ensemble du mode de vie, mettant en cause la «qualité de la vie». En France, le mouvement historique de la réduction du temps de travail s’était ralenti entre 1945 et 1960. Il s’était concentré dans l’accroissement de la durée des vacances annuelles, portées à un mois entre 1936 et 1956. Au cours des dernières années, il s’est accéléré à nouveau au niveau de la semaine de travail. En 1963, la durée hebdomadaire du travail était en moyenne aux alentours de quarante-six heures (malgré la loi des quarante heures votée en 1936!). En 1977, cette durée est tombée en moyenne, dans les professions non agricoles, à quarante et une heures. Cependant que, dans la même période, le chômage était multiplié par quatre: en 1979, on comptait environ 1 500 000 demandeurs d’emploi. Ceux-ci dépassaient 20 millions dans les pays de l’O.C.D.E. (1975). Et, simultanément, c’est dans la quasi-totalité des pays de cette organisation que la semaine de trente-cinq heures est la revendication prioritaire de l’ensemble des syndicats. Cette revendication centrale s’ajoute souvent à celle de la retraite à soixante ans ou de la cinquième semaine de congés payés.Dans le passé, entre l’apparition de la revendication et la réduction légale ou réelle, il s’est écoulé de vingt à quarante années, après des affrontements sociaux souvent meurtriers et un progrès substantiel de la productivité qui a permis de faire travailler moins longtemps en produisant autant, ou plus. Or, en 1980, l’utilisation générale des ordinateurs a commencé à accroître sérieusement la productivité. Le progrès de la concertation dans les batailles sociales est évident, malgré la rhétorique des discours. On peut donc s’attendre à ce que les délais soient plus courts que dans le passé.C’est une probabilité d’autant plus forte que, dans la crise actuelle, à la différence des précédentes, le rapport de la production à la nature est profondément mis en cause par le mouvement écologiste. De façon plus générale, c’est l’orientation même de la croissance vers la seule transformation des ressources naturelles en richesses qui est remise en question par des minorités actives à l’intérieur de tous les courants d’opinion. «Abundance for what? », dit D. Riesman. La préférence pour un revenu plus élevé est de plus en plus mise en comparaison avec le choix de ce qu’on appelle le «temps de vivre». Les sondages se sont multipliés sur cette alternative, tant en France (I.F.O.P., 1976; S.O.F.R.E.S., 1979) qu’aux États-Unis (J. Creps, 1970; Fred Best, 1977...). On doit souligner d’abord que les préférences sont très liées aux différences de revenu. Mais déjà, en France, environ un tiers des travailleurs est prêt à choisir un accroissement de temps libre plutôt qu’une augmentation du revenu, selon des rythmes d’alternance assouplie, entre les périodes de travail continu ou partiel et les périodes de congés journaliers, hebdomadaires et annuels. Dans la nouvelle pensée économique, le choix du temps n’intervient plus seulement comme moyen (time is money ) mais aussi comme fin. La prise en charge des activités de loisir dans le secteur des services commerciaux et non commerciaux aboutit à une nouvelle conception de l’économie que J. Delors appelle déjà «économie informelle». Certes, dans les sociétés préindustrielles, les problèmes du temps inoccupé (sous-emploi) priment ceux du temps libéré, mais déjà la prise de conscience des problèmes spécifiques du loisir a commencé dans les zones urbaines de certaines sociétés en voie de développement (1966: Ire Tricontinentale sur le temps libre, La Havane. 1975: Ire Rencontre nationale sur le loisir, Rio).Des économistes comme J. K. Galbraith (Le Nouvel État industriel , 1968) ne croient pas que la croissance du temps libre soit l’hypothèse la plus probable des sociétés postindustrielles. Certes, c’est une réaction justifiée contre la pensée «utopienne» du genre de celle de H. Kahn et N. Wiener (L’An 2000 ). Ceux-ci prédisaient, avec un optimisme sans grand fondement, qu’à cette date, aux États-Unis, on pourrait ne travailler que sept heures trente minutes par jour pendant trois jours par semaine avec, par conséquent, des week-ends de quatre jours et des vacances de treize semaines... Mais c’était mal compter avec les difficultés économiques apparues depuis 1973. Par ailleurs, les faits sur lesquels s’appuie Galbraith datent des années soixante et antérieures. Dans les années soixante-dix, de jeunes économistes (Fred Best) ont mis au jour des informations récentes sur l’économie et les nouvelles aspirations des travailleurs américains. Ces informations aboutissent à des conclusions opposées aux opinions de Galbraith. Le choix entre davantage de revenu ou davantage de temps est devenu central. Quant à George Friedmann (1972), il ne croit pas non plus à l’essor du loisir, alléguant que «beaucoup de travailleurs» pratiquent un second métier ou font du travail au noir, ne serait-ce que pour payer des loisirs coûteux. Des faits incontestables corroborent ce point de vue. Mais quelle est leur extension exacte? Cela est difficile à savoir. Cependant, tous les sondages scientifiques qui ont été faits depuis 1965 sur les pratiques manifestes et cachées ont révélé que le second métier ne concerne que de très faibles minorités, que le travail noir ne concerne presque jamais plus de 25 p. 100 de l’ensemble des ouvriers ou employés et qu’il n’occupe jamais chez eux la totalité de leurs loisirs (J. Dumazedier, Sociologie empirique du loisir , 1974).D’un autre côté, Jean Fourastié, après avoir formulé «le grand espoir du XXe siècle» fondé sur les conséquences de la productivité, annonce l’avènement des 30 000 heures vers l’an 2100...: le travail annuel serait réduit à 1 200 heures (environ 1 800 aujourd’hui aux États-Unis), réparties en quarante semaines de trente heures pendant trente ans. Enfin, il y aurait la possibilité d’une retraite active à cinquante ans. Il est incontestable que cette projection est une des éventualités contenues dans la conquête historique du temps libre par les sociétés industrielles, mais l’avenir lointain la confirmera-t-elle ou l’infirmera-t-elle? En tout cas, d’ici à vingt ans et malgré les prophéties, noires ou roses, sur l’an 2000, l’évolution née des années soixante-dix a la plus grande chance de se poursuivre lentement, quelles que soient les variations de la conjoncture, avec un niveau faible ou fort de la croissance et une orientation dominante du développement économique vers l’argent ou vers le temps. Ces variations dans le passé n’ont jamais ni stoppé ni dévié la production du temps libre qui est au cœur de la dynamique du travail des sociétés industrielles.Loisirs à 90 p. 100Le temps libéré du travail professionnel est occupé d’abord par les tâches familiales et les transports. Le temps de reste est le temps libre. Lui-même peut être rempli par des activités d’engagement sociospirituel ou sociopolitique et par des loisirs, activités orientées en priorité vers la satisfaction individuelle ou sociale de soi-même. Une enquête internationale, réalisée en 1966, sur les budgets temps des zones urbaines de douze pays (A. Szalaï, 1966) nous a révélé que partout les activités de loisir en tout genre occupent plus de 90 p. 100 du temps libre. La durée du temps libre (de 32 à 40 heures par semaine en moyenne selon les pays) et la structure du loisir varient avec le marché, les classes, les régions, mais partout le loisir domine largement le temps libre. Ni les différences de culture (Belgique ou Cuba), ni les inégalités de production et de consommation (Pérou ou France), ni les oppositions des systèmes sociopolitiques (États-Unis et ex-U.R.S.S.) ne modifient cette prépondérance des loisirs dans le temps libre. C’est un fait d’une importance majeure dans le comportement social sur lequel, pour des raisons probablement idéologiques, les doctrinaires du travail, de la politique ou de la famille restent étonnamment muets.Cette tendance s’est vraisemblablement renforcée si l’on suit les quelques études du budget temps réalisées depuis 1966. L’évolution des mouvements sociaux va dans le même sens. Il en est ainsi pour le mouvement de la libération féminine. Dans les années soixante, il a surtout revendiqué le droit au salaire égal pour un travail égal, le droit à la participation politique, puis le droit au contrôle des naissances. Mais dans les années soixante-dix, le mouvement a réclamé pour les femmes aussi le droit de disposer librement de leur temps en dehors des strictes obligations à l’égard du mari, de l’enfant, de l’institution familiale. D’où ce foisonnement d’activités autonomes, de voyages, de libre expression corporelle, artistique ou intellectuelle, de clubs, etc., inégalement réparties selon les classes (F. Govaerts, 1969).Dans la même direction, le loisir a été valorisé dans le mouvement du troisième âge. Malgré des minorités encore privées du nécessaire, de plus en plus de retraités ont refusé de borner leurs activités aux petits services familiaux et à l’attente passive de la mort. Les activités de loisir ont pris une place centrale dans la fin de vie. Ces activités sont davantage qu’un passe-temps. Elles peuvent libérer des énergies vitales qui retardent le vieillissement psychique. C’est toute l’attitude à l’égard de la mort qui en est changée. C’est en 1973, à Dubrovnik, qu’a eu lieu le premier Congrès mondial sur le loisir et le troisième âge. En 1980, la France compte plus de douze mille clubs de troisième âge, aux noms variés (Âge d’or, Trois Fois vingt ans, etc.). Dix fois plus que de maisons de jeunes.Les jeunes eux-mêmes sont de plus en plus rebelles à une autorité familiale et scolaire qui réduirait leur temps libre à un simple repos ou à une simple récréation. La presse enfantine, la radio ou la télévision ne sont plus ce qui a été appelé dans les années cinquante une «école parallèle» (George Friedman). Le temps libéré du travail scolaire et des obligations familiales est de plus en plus revendiqué comme un temps de loisir à part entière, lieu de la culture la plus vécue, au sein de la collectivité la plus choisie... En 1979, à l’occasion de l’Année internationale de l’enfance, le Cartel national d’action laïque de France n’a mis à l’étude ni le jeu, ni les rapports famille-école, mais le droit au loisir de l’enfant.Valeurs existentiellesLa marche vers ce que nous appelions en 1962 la «civilisation du loisir» ne s’est pas interrompue. C’est au début de la période de dépression (1975) que, pour la première fois, plus de la moitié des Français ont fait un voyage de vacances. Bien que la grande majorité des familles soient dépourvues de résidence secondaire, les migrations de week-ends n’ont cessé de croître, avec la généralisation de la «semaine des deux dimanches». C’est en 1976 qu’une entreprise française de Saint-Dié a lancé la pratique des week-ends de trois jours, malgré l’opposition de l’administration du travail et les sentiments ambivalents des syndicats. De 1971 à 1976, la crise n’a pas empêché le parc d’automobiles de croître de 8,6 p. 100 par an. Au début de 1980, les trois quarts des ouvriers possèdent une voiture automobile, qu’ils utilisent surtout dans les fins de semaine. Dans le même temps, les voyages des personnes âgées ont atteint un niveau sans précédent, à la fois sous l’action désintéressée des clubs et sous celle, lucrative, des agences avides de meubler les avant- et arrière-saisons. L’annuel Salon du bricolage est l’occasion de montrer une croissance ininterrompue du chiffre de vente du matériel de bricolage, mi-utilitaire, mi-récréatif. C’est à partir de 1974 que le nombre des licenciés de football a dépassé le million. C’est de 1970 à 1975 que le nombre des licenciés de tennis a à peu près doublé pour avoisiner 300 000, quoiqu’il y ait probablement toujours aussi peu de Français de 18 à 60 ans qui se livrent à des activités sportives régulières (moins de 15 p. 100, 1966). Le P.M.U. intéresse un quart des Français et n’a pas arrêté l’ascension de son chiffre d’affaires. La télévision occupe en moyenne quinze heures de loisir par semaine dans 85 p. 100 des foyers (1976), et aujourd’hui 60 p. 100 des Français adultes lisent au moins un livre par an contre 40 p. 100 il y a quinze ans. Le nombre de maisons de jeunes, de maisons de la culture, de centres culturels, de centres sociaux, de foyers laïques ou confessionnels, quoique de façon plus modérée et avec une crise partielle de fréquentation, a continué la progression des années soixante. Les inégalités sont loin d’être résorbées pour autant. Il y a toujours des classes défavorisées et des quartiers oubliés, mais le mouvement continue.Cependant, le plus remarquable à notre avis n’est ni dans cette extension des activités du public, dans la progression limitée des équipements qui leur sont offerts, mais dans le changement de modèles de vie qui les accompagne.Le loisir est de moins en moins une activité complémentaire ou compensatoire du travail. Il est de plus en plus un fournisseur d’images de vie idéale pour ce qu’on appelle le «temps de vivre» ou la «qualité de la vie» ou l’«amélioration du mode de vie». Même quand d’autres activités sont jugées plus nécessaires à la société et plus importantes sur l’échelle des valeurs, elles sont contestées au nom de ces images de vie idéale, fournies par le loisir réel ou imaginaire. Depuis les années soixante-dix, la majorité des images d’amélioration de la qualité de la vie, dans toutes les publicités commerciales ou propagandes politiques, s’inspirent de la vie de loisir, de la vie rêvée, de la vie de château...Certes, un courant s’est affirmé contre cette tendance. Il est d’inspiration spirituelle. Le loisir est considéré comme suspect, tout comme l’était «l’oisiveté mère de tous les vices» dans les sociétés traditionnelles. Il en est ainsi du mouvement des sectes et communautés. Dans La Puissance et la Sagesse , George Friedman plaide de façon beaucoup plus ouverte pour une nouvelle «dimension spirituelle» nécessaire pour libérer l’homme à la fois dans le travail et «après le travail». Il est ainsi conduit à soutenir que le loisir est un «échec» et qu’il ne pourra jamais permettre une «civilisation». Aucun fait nouveau n’est invoqué par rapport à la situation des années soixante, qui conduisait cet auteur à une position opposée par rapport au loisir. Mais son questionnement intérieur a changé.Au contraire, d’autres courants de pensée ont montré que les valeurs de loisir peuvent être une source et de limitation et de transformation de la religion elle-même. Cette vieille idée historique de la «sécularisation du loisir» a été reprise récemment. Déjà observée dans les sociétés industrielles à dominante catholique ou protestante (H. Cox), cette sécularisation a été étudiée pendant cette dernière période dans un contexte particulièrement significatif, celui de la société israélienne entre les deux guerres, menée pour sa survie (E. Katz, 1972). Les activités contrôlées par le rite religieux sont déjà transformées en activités de loisir pour trois quarts de la jeunesse de 18 à 30 ans. Est-ce «la fin du peuple juif»? E. Katz ne le pense pas. Il a observé sur un échantillon représentatif d’Israéliens que la sécularisation du loisir ne supprime pas les valeurs d’engagement familial et civique, mais qu’elle les situe autrement. Katz pense que, pour l’évolution de la religion juive, rites, cérémonies et fêtes (sabbat) évoluent et évolueront sous l’influence des besoins de loisir, malgré l’opposition à contre-courant de minorités religieuses intégristes traditionnelles.Sur le plan familial, les valeurs de loisir changent de plus en plus le mode de vie. Chacun fait davantage ce qui lui plaît, avec qui lui plaît, en dehors des nécessités et obligations familiales: c’est une source de renouveau dans la vie affective des familles, qui ne va pas sans conflits entre les générations. Mais les changements affectivement les plus importants, à tous les âges de la vie, du premier au troisième âge, se produisent dans les activités de loisir de chacun, avec des partenaires et groupes de son choix (R. et R. Rapoport, 1975).C’est l’activité et le milieu de loisir qui suggèrent les modèles critiques, et c’est hors du travail que se situent au moins la moitié des intérêts principaux des travailleurs. Il est sûr que la privation du travail par le chômage subi pose les problèmes majeurs, mais ceux-ci cachent souvent, surtout chez la moitié des chômeurs qui n’ont pas trente-cinq ans, un changement profond dans le rapport au travail, qu’il soit continu ou temporaire, qualifié ou sans qualification. Une nouvelle hiérarchie naît entre les activités du temps de travail et celles du temps de loisir. Le travail s’insère de façon variable par rapport aux autres activités individuelles ou sociales plus plaisantes. Pour un nombre croissant d’hommes, le travail est d’abord un moyen de gagner de l’argent. Même dans une société où l’entreprise était collectivisée depuis trois générations (U.R.S.S.), le travail n’«était le premier besoin humain» que pour 7 p. 100 d’ouvriers des entreprises les plus modernes de Leningrad (J. Dumazedier, 1974). La définition, l’organisation, la gestion du travail ont besoin d’une profonde mutation des structures. Mais qui oserait affirmer que cette mutation suffira à rendre, pour la majorité, le travail préférable au temps libre en l’an 2000?Controverses théoriquesIl devient de plus en plus difficile de tenter de rendre compte de cette évolution dans une théorie sociologique du loisir. C’est un sujet de controverse. Nous distinguons aujourd’hui trois courants majeurs:– Ceux qui se représentent le temps libre comme un résidu du travail. C’est la théorie du travail qui prime: peut-on théoriser un résidu? (Gordon, 1972; Lanfant, 1972; Parker, 1976, etc.). Ces théories mettent bien en lumière dans différentes perspectives, marxistes ou non marxistes, le fait incontestable que le temps libre est d’abord un produit de la dynamique du travail et qu’il connaît les mêmes aliénations que lui. Mais ce produit n’est-il aujourd’hui qu’un résidu économique? (Baudrillart, 1970). D’autres soulignent que le temps libre couvre une réalité hétéroclite où les activités sociopolitiques et socioreligieuses voisinent avec les activités récréatives ou éducatives les plus diverses (C. Busch, 1975). Une sociologie du temps libre est donc impossible. Cette conclusion est de bon sens. Mais pourquoi refuser de distinguer les types d’activités du temps libre, pourquoi confondre temps libre et loisir?– Un autre courant de réflexion théorique s’est développé récemment dans un sens contraire selon lequel, dans la société actuelle, les hommes ne sont pas en accord avec eux-mêmes: entre le temps institué et le temps vécu, il y a un écart croissant, source d’angoisse. Il faut créer les conditions sociales d’une libération de soi par une révolution «conviviale» de la personnalité. C’est le courant de la convivialité (Illich), celui de la contre-culture (Roszack, 1972), de l’antipsychiatrie sociale (Cooper, 1971) et d’une partie de la «récréologie» (Murphy, 1977) ou de la sociologie du loisir (Kaplan, 1979).C’est le temps du plaisir, de la pleine satisfaction de soi-même dans des groupes aux contraintes minimales qui convient le mieux à l’expression de soi-même, de ses potentialités, qu’il s’agisse du travail, de la religion, de la vie familiale ou des loisirs. Ce temps a les principales propriétés de ce que nous nommons loisir, il est recherché partout et peut se trouver partout. Il n’est pas seulement un complément du travail et des autres engagements, il a une valeur existentielle . Mais on peut se poser les questions: comment est-il produit? Quels sont les impératifs de la division du travail, même améliorée? L’hétérogénéité des temps sociaux autorise-t-elle partout ce même temps idyllique, de nature psychologique? Quelles sont ses conditions objectives dans la dynamique des institutions d’une société?– Un troisième courant se fait jour, qui confronte le double questionnement théorique précédent pour tenter de mieux rendre compte de la complexité du phénomène actuel nommé loisir. Le loisir est une partie du temps libre créé par une société scientifique et technique capable de produire plus en travaillant moins: tel est l’enjeu des classes sociales. Le loisir est d’abord un résidu. Mieux, comme la richesse, il est un produit du travail, avec une importance accrue par rapport à elle, il est conditionné par le travail, et par les rapports de classes qu’il engendre. Mais, en même temps, il est davantage. En libérant du temps, la société libère des valeurs centrées sur l’être. Jusque-là réprimées, elles tendent à s’exprimer plus librement malgré tous les conditionnements du marché et des classes (Marcuse, 1963). Le temps libre devient un champ de conflits entre la consommation et la création, entre le conformisme social et la libération personnelle, entre les activités de participation volontaire et les activités d’évasion infantile. Le loisir produit par le travail sécrète des valeurs nouvelles qui s’opposent aux excès de ce dernier. Il ne s’agit pas seulement de transformer la nature, mais aussi de vivre en meilleure harmonie avec elle. Il s’agit de dépasser les relations utilitaires par des relations spontanées, il s’agit de remplacer une morale de la répression par celle de l’expression de soi. C’est surtout dans les nouvelles générations que le loisir tend à réintroduire dans la vie quotidienne des valeurs existentielles. Ce sont celles-là que, dans une première phase, le travail industriel et ses contraintes inhumaines de rentabilité avaient bannies de la vie sociale. C’était la phase que Max Weber a appelée celle du désenchantement. Aujourd’hui, à l’aube de l’ère postindustrielle, le plus souvent à contre-courant des pratiques dominantes, le loisir se révèle porteur d’une révolution éthico-esthétique, à la fois produit et contestation de la révolution scientifico-technique. Les sociétés contemporaines feront-elles les prises de conscience nécessaires pour créer les conditions d’une révolution culturelle du loisir pour l’homme? Pour tous les hommes?
Encyclopédie Universelle. 2012.